brightness_4
brightness_4
||| Économie

Agroalimentaire : l’avenir, c’est maintenant

2 avril 2021 | Par Stéphane Desjardins

Avec la pandémie, les changements qu’on anticipait en agroalimentaire pour les cinq prochaines années se sont tous produits dans la dernière année. C’est le constat dressé par les invités en mars dernier à une causerie pour le secteur agroalimentaire, organisée par la Chambre de commerce du Montréal Métropolitain, dans le cadre du mouvement Relançons Montréal.

Montréal, premier grand centre québécois de transformation agroalimentaire et un des grands pôles logistiques au pays, a été profondément affectée par la pandémie. Gestion de la main-d’œuvre, changement des habitudes de consommation, bouleversement des chaînes d’approvisionnement : la pandémie a été un accélérateur de la transformation de l’industrie, décrit Kathleen St-Pierre, associée chez Deloitte, Capital humain et Leader du secteur du commerce de détail et de la distribution pour Québec et région de la Capitale-Nationale.

Ses constats ? Les consommateurs sont plus que jamais à la recherche d’options alimentaires locales et écologiques, et ils achètent plus que jamais des produits issus de la production durable. Ils entendent s’informer sur la relation entre les produits qu’ils consomment, leur santé et l’environnement, et se sont massivement lancés dans l’achat local et en ligne. Ils exigent une diversité accrue et davantage de produits de substitution, comme les protéines alternatives. Enfin, ils veulent vivre une personnalisation de leur expérience alimentaire.

Pour Mme St-Pierre, en tenant compte des nouvelles tendances, il va falloir augmenter de 50 % la production alimentaire mondiale d’ici trente ans pour satisfaire la croissance de la demande. « 73 % des milléniaux sont prêts à payer plus cher pour des produits durables, dit-elle. Dans un tel contexte, la différenciation des marques sera plus difficile. » Par exemple, la croissance annuelle du marché des protéines alternatives sera de 6% à 10% dans les prochaines années.

Investir dans la technologie

Pour Gabriel Gervais, associé Stratégie de la chaîne d’approvisionnement chez Deloitte, ces changements de comportement chez les consommateurs vont compliquer la vie des entreprises agroalimentaires. Celles-ci devront gérer des attentes de plus en plus complexes pour l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement, qui devra être encore plus flexible. Cela se traduira par des coûts de sécurisation accrus, des investissements massifs dans des pratiques responsables, notamment dans la gestion des déchets, et plus de transparence dans les méthodes de production. Bonjour la traçabilité !

Il faudra en outre investir dans les technologies 4.0 : internet des objets, intelligence artificielle, capteurs, systèmes GPS, infonuagique, analyse de données massives, robotique, réalité virtuelle, chaînes de blocs... On s’en va donc vers les fermes et usines intelligentes, où il est question d’agriculture et d’élevage prédictifs, de surveillance par drones, de planification dynamique intégrée et de contrôle qualité proactif.

Du côté des consommateurs, il est question de conseils nutritionnels personnalisés, d’appareils de cuisson intelligents, de numérisation intelligente des contenus pour chaque aliment et de commandes prédictives de nourriture. Ce qui entraînera des bouleversements dans la distribution : suivis numériques dans toute la chaîne, inspections et suivi de transport en temps réel, optimisation des prix, traçabilité des lots…

La transformation numérique, c’est maintenant, affirme Muriel Dubois, première vice-présidente du conseil d’administration de Sollio Groupe Coopératif, et productrice grandes cultures : « Il y a 70 ans, on a vécu l’arrivée des tracteurs ; aujourd’hui, c’est le numérique et les drones, dit-elle. Avec la ferme intelligente, on utilise moins d’intrants et de pesticides, on décide plus rapidement. » Mais rien ne remplacera le capital humain. « Il faut du monde pour analyser les données et des emplois spécialisés dans les champs et usines, impossibles à robotiser », ajoute-t-elle. Cela dit, la gestion massive des données issue de la numérisation entraîne des possibilités inimaginables il y a cinq ans.

La Covid-19 : révélatrice d’une grande résilience de l’industrie

La pandémie a mis à rude épreuve la robustesse de l’industrie, particulièrement la chaîne d’approvisionnement - qui n’a pas flanché, sauf pour le papier de toilette ! Du côté de la production, on doit beaucoup à la résilience du modèle coopératif, qui permet une grande capacité d’adaptation. Même les exportations n’ont pas diminué. Au contraire : les ventes ont progressé de 11 % dans la dernière année.
Jean-Philippe Vermette, directeur des interventions et politiques publiques
au Laboratoire sur l’agriculture urbaine (AU/LAB) et président du conseil à La Centrale Agricole, rappelle que Montréal était déjà un chef de file mondial en agriculture urbaine, avec la plus grande serre urbaine au monde (Lufa) et la première épicerie avec jardin sur le toit (IGA Marché Duchemin). « Avec la COVID, on a constaté qu’une partie de la relève agroalimentaire québécoise sera urbaine. »

Il a en outre beaucoup été question d’autosuffisance pendant la pandémie. Est-elle souhaitable, faisable ? Pour Muriel Dubois, la culture en serre est un modèle intéressant, mais il y aura toujours une place pour celle dans les champs. Jacques Nantel répond par une boutade, une question piège qu’il a longtemps posée à ses étudiants : quel est le pays le plus grand producteur de bananes par personne ? L’Islande ! Il n’est peut-être pas souhaitable d’être autosuffisant dans tous les domaines...

« L’important, c’est de choisir les secteurs où nous sommes productifs et où il y a une demande, ici et ailleurs, commente Martin Lavoie, PDG de Groupe Export agroalimentaire. C’est positif de dépendre moins des importations et de créer de la valeur chez nous, mais pas au détriment des exportations. Le développement des marchés domestiques et extérieurs vont de concert, c’est même de la gestion de risque. Et le défi n’est pas le même d’exporter des commodités ou des produits transformés. »

« L’achat local est une grande préoccupation pour les consommateurs, reconnaît Muriel Dubois. C’est aussi un gros défi pour les détaillants, qui devront encore améliorer l’identification des produits, notamment avec de nouvelles technologies comme les codes QR ou à barre. Mais le client veut une panoplie de produits, à l’année, à bon prix. C’est pour ça qu’on en achète au Mexique par exemple. »
Les détaillants veulent une stabilité de leurs approvisionnements, et les clients surveillent les prix. Mais les serriculteurs québécois peuvent produire à l’année et les tarifs d’Hydro-Québec, à 5 cents le kW · h, sont concurrentiels face à l’Ontario, où ils sont à 12 cents. Ceci dit, les volumes en agriculture urbaine ne suffisent pas à viser un objectif d’autosuffisance. Dans certaines filières (concombres, poivrons, salades, champignons), la productivité peut croître sensiblement, mais la culture en serre ne nourrira jamais tous les urbains.

Des solutions pour palier à la pénurie de main d’oeuvre

On était en pénurie de main-d’œuvre avant la pandémie. On l’est encore plus aujourd’hui. Rien que chez Olymel, il manque 3 000 personnes. Comment attirer les jeunes ? Par les aspects technologiques, notamment : la robotisation élimine les emplois peu valorisants, comme l’étiquetage en magasin.
Avec la ferme intelligente, on s’en va vers l’agriculture quasi chirurgicale, analyse Muriel Dubois. La numérisation, l’automatisation, l’analyse de données et la robotique attirent les jeunes talents. « Par contre, il faut valoriser l’importance de certains métiers à la ferme et dans les usines, mais aussi importer davantage de main-d’œuvre de l’étranger », ajoute-t-elle.

Enfin, l’économie circulaire est un incontournable. Contenants réutilisables en magasin, diminution du suremballage, récupération de la chaleur en usine, traçabilité, valorisation des déchets : l’industrie devra proposer des solutions. « Dans quelques années, la priorité, ce ne sera pas l’achat local, mais l’environnement : c’est la priorité des 18-35 ans, et les pressions en ce sens seront énormes », conclut Jacques Nantel.