Au fil des années, l’agencement des épiceries, mais aussi celui des dépanneurs et des petits commerces de bouche, a connu une profonde transformation. Comme le rappelle le concepteur de magasins de détail Sk. Sabbir Uddin, « par le passé, les épiceries étaient conçues dans un souci d’efficacité. Les allées étaient soigneusement organisées avec des produits disposés dans un ordre spécifique pour un accès facile. Les acheteurs se déplaçaient dans le magasin, cochant les articles de leur liste au fur et à mesure. »
Une vision que confirme le consultant Denis Gendron, qui cumule plus de 40 ans d’expérience dans le monde du commerce de détail (Steinberg, Loblaws, Provigo, Metro, Imperial Tobacco et UGI). « Avant, dit-il, on ne retrouvait essentiellement que trois ou quatre modèles de planogrammes. Selon l’espace dont on disposait, on jouait simplement sur le nombre de rangées d’un même produit. »
Denis Gendron a accompagné l’évolution des planogrammes en fonction des nouveautés qui ont vu le jour depuis le début de sa carrière : l’explosion de l’offre, la création de sections spécialisées (boulangerie, prêt-à-manger, comptoir à sushis, etc.), l’émergence de nouveaux marchés (marques privées, produits locaux, bios/santé et ethniques, etc.), l’intégration des nouvelles technologies, l’utilisation de plus en plus poussée des données… la liste des éléments qui ont eu un impact sur l’agencement des magasins est longue.
« Aujourd’hui, un planogramme se dessine à partir de nombreux critères, qui déterminent ce qu’il y a sur les tablettes, dans un magasin, sur un marché donné. On ne se fie plus seulement aux produits les plus populaires et à l’espace disponible », soulève Denis Gendron.
Un outil de séduction et de stimulation des ventes
Pour la communicatrice et stratégiste Marie-Noëlle Cano, actuelle présidente et fondatrice de la société-conseil CANO Intelligence Collective et ancienne intervenante du SIAL, du Groupe St-Hubert[MD2] , de Sobeys et d’Alimentation Couche-Tard, le planogramme représente le summum de l’expérience client.
« Chaque étape du parcours d’un consommateur dans les allées d’un magasin doit être soigneusement réfléchie, de manière à le séduire, suivre ses pas, appréhender ses réactions. Avec comme but ultime l’achat et le retour sur investissement », mentionne-t-elle. Il s’agit donc désormais de créer une expérience immersive, capable d’impliquer les consommateurs à un niveau plus profond à travers un processus agréable, interactif et engageant.
La spécialiste est d’ailleurs loin d’être la seule à penser ainsi, puisqu’une étude menée par Gallup en 2022 a révélé qu’environ 70 % des décisions d’achat sont basées sur des facteurs émotionnels, contre 30 % sur des facteurs rationnels. Miser sur la séduction est donc aujourd’hui incontournable pour remplir les paniers d’achat et fidéliser sa clientèle.
Cela signifie, concrètement, que la réflexion derrière la conception d’un planogramme doit intégrer, du début à la fin, cette ambition de plaire. Pour ce faire, l’analyse des préférences et des habitudes d’achat (réguliers et impulsifs), mais aussi l’articulation de la mission stratégique de la marque (innovation, diversité, bas prix, etc.) et les tendances alimentaires jouent un rôle tout aussi important que les ententes commerciales avec les fournisseurs, le contexte (comme l’inflation alimentaire des dernières années ou l’arrivée de la loupe nutritionnelle à la fin de l’année 2024) et la maximisation de l’espace.
« Un planogramme qui fonctionne fait en sorte que le consommateur achète et rachète, qu’il se fidélise, qu’il passe le plus de temps possible en magasin. Il faut donc répondre à ses besoins, de la manière et au coût qu’il veut », explique l’experte, qui a vu ce principe en application aussi bien dans des commerces alimentaires aux ambitions de one stop shop que dans des dépanneurs Couche-Tard ou Harnois.
Elle rappelle d’ailleurs que, d’un simple arrêt pour aller chercher de l’essence ou un produit de base manquant, ces dépanneurs sont devenus des lieux d’occasions d’achat diverses : « Maintenant, on va sur place pour le petit déjeuner, une collation, le lunch, le repas facile du soir et le craving nocturne. » L’aménagement des lieux jusqu’aux formats et aux emballages des produits qui y sont proposés ont donc été pensés en fonction d’une vaste clientèle de type grab and go, comme des wraps qui ne s’émiettent pas dans l’auto et des boissons en canette adaptées aux porte-gobelets des autos.
Les quatre piliers du planogramme
Structure, aménagement, sélection et présentation des produits, affichage, ambiance… Quelles sont les clefs du succès d’un planogramme en 2024 ? Selon Andrew Max, cofondateur de Leafio, une entreprise-conseil spécialisée du secteur, un bon planogramme répond à quatre exigences de base.
Tout d’abord, il faut penser au placement technologique, c’est-à-dire au placement des produits en fonction de leur production et de leur stockage, pour une gestion efficace. Par exemple, les produits boulangers ou culinaires bénéficient de la proximité de la zone de production, tandis que les grandes vitrines réfrigérées sont positionnées en fonction des prises électriques disponibles.
En second lieu, l’ergonomie d’un magasin est essentielle pour proposer un parcours agréable et sécuritaire non seulement aux clients, mais aussi au personnel. Des facteurs tels que la largeur des allées, la direction du flux principal de clientèle, la disposition stratégique des présentoirs, les dimensions des gondoles à étagères et des rangées de surgelés, ainsi que le placement des zones d’entrée et de caisse, relèvent tous d’exigences ergonomiques. L’équilibre entre « sécurité » et « confort » doit primer, afin de créer une expérience d’achat qui encourage la clientèle à explorer toutes les sections de l’aire de vente et à effectuer des achats imprévus.
Il faut en troisième lieu établir des stratégies de marketing visuel, ce qui se traduit par un zonage stratégique de l’aire de vente au détail et par l’utilisation de diverses techniques d’affichage qui optimisent l’expérience client. Par exemple, on peut placer les produits très demandés à l’arrière du magasin pour en mettre d’autres en évidence sur le chemin qui y mène, en y associant des offres promotionnelles à hauteur des yeux.
Enfin, la quatrième pierre angulaire d’un planogramme réussi selon Leafio concerne le voisinage des produits, qui doit être pensé à la fois sur le plan de la compatibilité et de l’incompatibilité. La compatibilité implique de placer notamment des articles comme des sauces et des épices à côté du rayon des viandes pour favoriser les ventes croisées. L’incompatibilité, elle, suggère par exemple de conserver les aliments pour animaux odorants ou les produits chimiques ménagers à l’écart des aliments non emballés. Cela semble logique, mais le manque d’espace peut parfois avoir raison de ce raisonnement. De plus, il faut greffer à ce principe de voisinage des produits l’aspect concurrentiel, comme le fait de placer un produit ordinaire à proximité d’un concurrent puissant pour tirer parti de sa popularité.
Tendances alimentaires et planogramme
Aux priorités mentionnées précédemment, il ne faut surtout pas oublier de greffer plusieurs catégories incontournables ou montantes dans son planogramme si l’on veut demeurer concurrentiel.
Marie-Noëlle Cano évoque à cet égard le prêt-à-manger ou prêt-à-réchauffer, les boissons de substitution sans alcool ou énergisantes, les aliments et accessoires pour animaux domestiques, ainsi que les collations (ou snacking) « qui ont l’avantage de pouvoir être placées un peu partout dans le magasin » et constituent de belles possibilités de vente.
Philippe St-Jean, vice-président d’Agro Québec et anciennement directeur de magasins et responsable de la mise en marché pour Sobeys et Metro, ajoute à ces tendances celles des produits naturels et biologiques, ainsi que des protéines de remplacement, sans oublier les produits locaux, même si ces derniers peuvent pâtir de la surreprésentation des multinationales et de la rationalisation effectuée dans les magasins en raison de l’inflation alimentaire.
« Les produits locaux se retrouvent tout de même dans la plupart des sections des commerces : produits frais, congelés ou sans réfrigération, collaborations diverses. Des personnalités locales comme Marilou, Miss Sushi, Stefano et Martin Juneau ont même contribué à la crédibilité et à l’essor de gammes de produits plus recherchées que l’on peut acheter de manière impulsive », explique-t-il.
L’épineux centre du magasin
Si les rayons spécialisés sont souvent de plus en plus attrayants, il n’en est pas de même pour le secteur de l’épicerie, où se trouvent les produits secs et non réfrigérés. « C’est un secteur plus statique et souvent moins cohérent que d’autres », reconnaît Denis Gendron. Ce constat va de pair, selon l’expert, avec le fait qu’il rassemble beaucoup de produits dans un espace restreint, sans cesse grignoté par d’autres rayons comme les produits frais, le prêt-à-manger et les produits laitiers.
« Toutes les gammes de produits du centre du magasin, à l’exception peut-être des légumineuses et des conserves de tomates, ont vu leurs ventes baisser, poursuit-il. De plus, en raison de la concentration des produits qui s’y trouvent, une modification du planogramme existant n’est pas évidente. Si l’on veut y intégrer un nouveau produit, il faut travailler sur toute la chaîne de commande, ce qui prend du temps. »
Rendre cette section plus séduisante relève donc de l’exploit. « Pour plus de cohérence, il est possible de se poser les questions suivantes, suggère le spécialiste : Quels sont les produits les plus populaires à garder ? Comment mettre en avant les marques privées ? Et comment introduire des nouveautés, notamment locales ? »
Marie-Noëlle Cano conseille également de jouer sur les emballages (de plus en plus écologiques) des fournisseurs, l’étiquetage et l’affichage latéral des sections. Le magazine BRR Architecture va plus loin encore. Il propose aux détaillants de repositionner le centre du magasin en n’y gardant que les produits de première nécessité, le reste de la marchandise étant stocké à l’arrière du commerce. Il entrevoit aussi la possibilité d’intégrer un système de commande électronique en magasin, avec des panneaux grandeur nature des rayons de produits que l’on peut faire glisser de manière tactile et dans lesquels il suffit de sélectionner des produits, assemblés simultanément dans l’entrepôt et récupérés au moment du paiement. Le gain d’espace obtenu par de tels changements peut profiter à d’autres rayons plus organiques, ajouter un volet expérientiel intéressant et permettre un design plus moderne et attractif.
Technologie dans les rayons
Si les rayons spécialisés sont souvent de plus en plus attrayants, il
La technologie bouleverse depuis plus de 20 ans l’aménagement des commerces alimentaires. Impossible de passer notamment sous silence l’importance des données, que l’on peut analyser de multiples manières : contenu des paniers d’achat, récurrence des achats, popularité des nouveautés, attrait des campagnes promotionnelles, etc.
Toutefois, ces données peuvent désormais être traitées directement par des algorithmes d’intelligence artificielle contenus dans des logiciels de conception de planogrammes comme PlanoHero, One Door et – en version française Quant. Leur fonction ? Créer et gérer en temps réel des planogrammes distincts, que ce soit pour un petit commerce comme une chaîne de magasins, avec facilité et agilité. On y intègre ses stocks avec des paramètres comme leur priorité, leur disponibilité et leur durée de vie, ainsi que ses données (historique et prévisions de ventes, événements et promotions). Puis on construit en 3D, guidé par le logiciel, un aménagement et une disposition des produits optimisés qui se déclinent sur tous les supports de communication, de l’ordinateur central aux tablettes et cellulaires du personnel sur place. Quand on sait que le manque d’agilité constitue l’un des enjeux majeurs des détaillants alimentaires et que les plus petits commerçants ne disposent pas d’un service spécialisé en planogrammes, ces outils technologiques peuvent s’avérer très intéressants.
Par ailleurs, l’intégration des technologies numériques peut aussi améliorer l’expérience client : bornes de caisse automatique aux écrans interactifs, applications mobiles avec liste de courses, recommandations personnalisées et prise de commande, affichage numérique sur les rayons ou sur une porte de frigo pour changer rapidement les prix et diffuser du contenu promotionnel ou informatif… il y a plusieurs manières de dynamiser l’expérience d’achat, tout en gagnant en productivité.
Enfin, pensons à la possibilité de reproduire virtuellement, pour les personnes qui ne souhaitent pas perdre de temps dans le magasin, le contenu de ce dernier. En 2020, le service de livraison d’épicerie Buggy a notamment reproduit en 3D chaque allée physique d’un magasin réel, avec des points sur lesquels cliquer pour sélectionner les produits désirés, assemblés ensuite dans l’épicerie physique et livrés en un temps record chez le client. Des options de réalité augmentée, avec ou sans lunettes de réalité virtuelle, sont également à l’étude au sein de grosses bannières comme Walmart.
L’avenir des détaillants alimentaires et de leurs planogrammes se concentrera-t-il uniquement sur ces options technologiques ? Nous ne le pensons pas, mais nous estimons qu’elles gagneront en importance pour certains types de clientèle, tandis qu’un effort manifeste en matière d’innovation et d’expérience client devra être fourni dans les magasins pour en inciter d’autres à s’y mettre. n